Pour une culture du dialogue

Sommes-nous en mesure de transmettre paisiblement notre aperçu du monde, d’écouter attentivement les autres? Jutta Burggraf, théologienne, prône le dialogue pour éviter le choc des cultures et des esprits. Cet article sera publié en 3 parties pendant le mois d'août.

Un nouveau défi

Dans la société, telle quelle est, nous côtoyons des gens très différents avec lesquels nous n’avons pas grand-chose en commun.

Ce fait concret est facilement perceptible, on ne saurait le nier. Il s’agit généralement de gens d’horizons divers, de pays différents, ayant une culture et une religion différentes des nôtres. Des coutumes, un style de vie qui nous surprend et qui peut nous sembler curieux, voire pittoresque. Ils sont chez nous, autour de nous, ils font partie de notre famille. Ce sont nos « voisins de toujours ». Or ils ne pensent ni ne vivent comme nous ou, pour renverser le point de vue, c’est nous qui ne pensons ni ne vivons comme eux. Nous avons nos points de vue, notre mentalité, notre projet de vie et notre façon de percevoir les événements politiques ou sociaux.

Malheureusement, ces différences sont très souvent à l’origine d’animosités ou de soupçons. Elles sont la source de malentendus et d’incompréhensions, voire de réactions violentes. Elles peuvent être aussi la cause de formes de rejet qui blessent le coeur humain. Beaucoup souffrent l’injustice et l’humiliation du fait de ne pas «  être comme tout le monde ». Certains doivent supporter au quotidien la torture, non pas en prison, mais au travail, dans leur environnement familial tant il est vrai que ceux qui devraient nous aimer nous font le plus souffrir. « La seule souffrance qui blesse plus que le fer c’est l’injustice que nous infligent nos êtres chers » dit le proverbe arabe. Et c’est bien dommage. Quelle dépense d’énergie à se fâcher, à vivre dans la rancune ou le désespoir. Qu’il est douloureux d’avoir à se barricader pour ne pas s’exposer à la souffrance.

Comment faire pour éviter ce choc des cultures et des mentalités qui semble caractériser de plus en plus clairement notre style de vie ? Dernièrement, tout particulièrement à partir du 11 septembre 2001, on a essayé d’apporter des réponses à cette question. Le dialogue en est certes la plus importante. Or, sommes-nous en mesure de transmettre paisiblement notre aperçu du monde, d’écouter attentivement les autres ? Ou pour mieux dire : avons-nous réellement des convictions personnelles ? Avons-nous trouvé notre identité ? Personne, il est vrai, ne saurait donner (faire connaître) ce qu’il n’a pas.

  I. Difficultés à dialoguer

Nous avons la liberté personnelle de penser. Or nous n’avons pas souvent le courage de le faire vraiment. Nous sommes plutôt habitués à reprendre ce que disent les journaux, les revues, la télévision, la radio, ce que nous trouvons sur internet ou ce que prône, de plus ou moins intéressant, quelqu’un que nous avons croisé dans la rue. On dirait aujourd’hui que les diktats de la censure ont disparu partout. Or ce qui se passe en vérité c’est que l’autorité de la censure a changé de façon de procéder. Elle n’a plus recours à l’injonction mais à une molle persuasion. Elle est devenue invisible, anonyme, elle se revêt de normalité, de bon sens ou des habits de l’opinion publique. Elle ne nous demande de faire que ce que les autres font.

Résistons-nous au pilonnage constant de cet “ennemi invisible”? Avons-nous appris à exercer notre capacité de penser et de discerner ? Penser n’est pas qu’un jeu amusant, c’est tout d’abord une exigence de notre nature. Nous ne devrions pas fermer volontairement les yeux à la lumière, mais au contraire, la réalité devrait nous emballer et nous devrions nous appliquer à chercher des réponses aux questions petites ou grandes que nous pose l’existence elle-même.

Dans un remue-ménage incessant

Toutefois, notre vie est plongée dans un remue-ménage incessant. Beaucoup subissent les conséquences du stress ou de la fatigue chronique. La pénibilité de la vie professionnelle, les exigences démesurées de l’industrie des loisirs, nous créent des obligations qui nous dépassent. Et le soir, on ne rêve que de se reposer, de se soustraire aux soucis quotidiens et de se détendre sans effort. Tout cela peut conduire à une certaine « aliénation » psychologique et spirituelle, à la superficialité de celui qui ne vit que dans le moment présent, dans les sollicitations immédiates. En effet, la société du bien-être nous empêche, très fréquemment, de réfléchir. Il devient alors très difficile de parler sérieusement avec quelqu’un d’autre. Comment pourrait-on transmettre nos convictions si nous n’en avons aucune ?

Se réfugier dans un monde virtuel

Il arrive fréquemment que nous connaissions mieux les protagonistes d’un feuilleton à la télévision que nos voisins de palier. Nous envoyons des mails aux collègues du bureau d’à côté pour ne pas les regarder en face. Avec internet, la télévision est sans doute la source principale d’information et de désinformation. Nous consommons des nouvelles du monde, avalons sans arrêt des talks-shows et des films. De nombreux foyers n’éteignent jamais le petit écran qui assiste à tous les repas. C’est un obstacle évident à la conversation. Des études récentes montrent que les enfants européens regardent la télévision en moyenne quatre heures par jour. Ceci est, paraît-il, encore plus fort aux Etats-Unis où, selon le spécialiste Milton Chen de San Francisco, cela va jusqu’à six heures par jour. Aussi, lorsqu’un gamin entre en sixième, il a 18.000 heures de télévision à son actif alors qu’il n’a passé que 13.000 heures sur les bancs de l’école. Sa tête est bourrée d’images.

Toutefois, le plus glouton des spectateurs est tenu de s’écarter de son écran, de temps en temps, pour faire face à la réalité de la vie quotidienne. Il plonge alors dans un monde bien moins exaltant que celui de l’image.

La vie au quotidien est alors embêtante, peu entraînante. Elle n’est pas aussi emballante que les films.

Il est logique de vouloir s’évader, revenir, retrouver au plus vite le monde fantastique de la télévision et ne plus vouloir le quitter. La télévision devient ainsi une drogue. Nous en faisons nous-mêmes l’une des multiples « drogues électroniques ». Sous sa forme portable, elle nous suit dans les transports en commun et nous n’avons plus le moindre instant pour nous recueillir.

Un surcroît d’information

Le surcroît d’information est aussi un gros obstacle à la pensée. Plongés dans l’ère des médias, nous recevons une immense quantité d’informations. Celui qui essaie d’accéder à l’information immédiate sur les cinq continents, qui ne rate aucune table ronde à la télévision, aucun chat, aucun commentaire politique, qui ingurgite les films, l’un derrière l’autre, peut devenir comme un robot. Il nous arrive fréquemment de ne pas avoir le temps ni les forces suffisantes pour assimiler toute l’information reçue. Par ailleurs nous enregistrons, à notre insu, des milliers de données, dès que nous mettons les pieds dehors.

(à suivre)