Marie dans l'économie du salut

Le mois de mai touche à sa fin mais la Sainte Vierge ne connaît pas de date limite...

1. L’« économie » est un terme dont l’origine, en grec ancien, est domestique : gestion de la vie à la maison, art de gouverner son foyer. Ce concept, saint Paul l’applique, dans la perspective de notre salut, à l’intervention de Dieu dans notre histoire[1] : pour restaurer sa Création dégradée par le péché originel, il s’est plié aux lois de la Nature qu’au commencement il avait instituées, aux normes du « home management » dont il était l’auteur. De même qu’il modela l’homme avec la glaise du sol[2] et qu’il établit son image en Adam, de même le Christ s’est laissé former sur le modèle d’Adam : « Il en endossa le rôle et reçut le nom, afin de ne pas laisser perdre ce qu’il avait fait à son image[3] ». Lors de la plénitude des temps, il s’incarna pour reconfigurer la nature humaine endommagée par le péché de nos premiers parents. En bref, « l’économie du salut » désigne le dessein bienveillant de Dieu et sa réalisation tout au long de l’Histoire, c'est-à-dire sa venue dans ce monde – la maison-Dieu - en la personne de Jésus pour sauver les hommes et leur « communiquer la gloire de sa vie bienheureuse[4]».

2. Comment procéda-t-il ? Réponse de l’Apôtre : Dieu envoya son fils, né d’une femme, né sujet de la Loi…[5] : la rédemption du genre humain est semblable à la réalisation d’une greffe : pour soigner et guérir l’arbre de Jessé[6], pour restaurer l’homme de l’intérieur, le Fils décida de se faire homme lui-même, l’« homme nouveau ». Dans cette perspective, il convenait qu’il naisse d’une femme qui soità la fois mère et vierge :

a) « Il a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme » : cet article du Credo est capital pour expliquer la logique de la rédemption. Il signifie que « le Christ est né d’une femme et non grâce à une femme[7] » : il est réellement son fils et non quelqu’un qui est passé par son corps[8]. Et il a voulu que celle qui lui façonné un corps[9]soit, d’une manière singulière et sublime par l’opération du Saint Esprit, unie à son être et à sa mission d’Homme-Sauveur.

b) une vraie mère est mère de son fils dans sa totalité : elle l’est de sa nature d’homme et du sujet de responsabilité qu’est sa personne. Dans le Christ, il n’y a pas de personne humaine ; il n’y a qu’une personne : le « je » de Jésus est le « Je » divin du Verbe, Image du Dieu invisible[10]. Il ne pouvait prendre chair que d’un giron qui soit, au plan humain, le corollaire d’un pur esprit, une Mère à « la sainteté éclatante absolument unique, la Toute Sainte, pétrie par l’Esprit Saint et formée comme une nouvelle créature[11] » : Marie immaculée. Elle « a été au premier instant de sa Conception, par une grâce et une faveur singulière de Dieu Tout-Puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel[12] », sanctifiée dans le sein de sa propre mère, Sainte Anne, à l’aube de son existence. Marie est la Mère du Verbe incarné, la Mère de Dieu fait-homme, la Mère de Dieu. C’est par elle que « l’image divine, altérée dans l’homme par le premier péché, a été, dans le Christ, restaurée dans sa beauté originelle et ennoblie de la grâce de Dieu[13] ». Le Christ a pris son humanité en Marie pour vivifier les réalités mortelles, mais sans jamais être contaminé par elles.

c) pour lui permettre d’assumer une nature humaine pure, sa mère devait être vierge : « Conçu (de l’Esprit Saint) en dehors de toute union sexuelle, le Christ n’a pris dans le corps virginal de sa mère aucune maladie. Il y a puisé le remède. Il n’en a rien emporté à guérir, mais de quoi guérir. Je parle de ce qui a rapport au péché[14] ». Pour Augustin, la conception virginale est une exigence du mystère de la rédemption. Les Pères de l’Église y voient le signe que c’est vraiment le Fils de Dieu qui est venu habiter notre humanité : il ne pouvait naître, si ce n’est d’une Vierge ; seule une Vierge pouvait concevoir Dieu. Saint Thomas, résumant la substance de cette tradition, note que « la génération humaine du Christ devait être le reflet de sa génération divine, qui se produit sans corruption aucune[15] ».

3. L’économie du salut ne s’est pas réalisée par la seule volonté de Dieu ; elle l’a aussi été de par la volonté de Marie : « elle a coopéré avec l’économie[16] ». Lors de l’Annonciation, Dieu « voulait qu’elle ne prît pas seulement part à l’économie du salut comme à quelque acte d’autrui, mais qu’elle s’offrît elle-même, qu’elle devînt collaboratrice du dessein de Dieu sur notre race[17] ». En tant que source de salut pour le genre humain, Marie est actrice secondaire, certes, mais actrice indispensable. En tant que réservée à Dieu seul dans sa virginité, elle personnifie le sens sponsal de la vocation humaine par rapport à Dieu[18] : « Le Fils appartient au Père de toute éternité et ne pouvait se donner à aucun être humain. Il pouvait seulement prendre, dans l’unité de sa personne, les êtres humains qui voulaient se donner à lui, comme membres de son corps mystique, pour les offrir au Père. Il est venu dans le monde pour cela[19] »

4. Application : Pour que Dieu puisse réaliser son dessein d’amour, Marie lui a prêté sa nature. En s’incarnant, son Fils s’est en quelque sorte fait débiteur de sa créature qui lui a fourni sa chair. Nous le constatons à Cana[20], Jésus ne peut pas ne pas répondre à l’attente de sa Mère : il exauce toujours sa prière. Comment pourrait-il en être autrement ? Elle est la « toute puissance suppliante » ! Il n’y a de salut que par son intermédiaire, elle par qui Dieu s’est fait chair, par qui son Fils s’est fait connaître : N’est-ce pas le fils du charpentier, Marie n’est-elle pas sa mère ? se demandent les habitants de Nazareth lorsque Jésus revient dans sa ville natale[21].

« En Marie, Dieu s’est fait homme, et l’homme est devenu Dieu[22] ».

Dans sa magnanimité, pour restaurer l’œuvre de la Création déformée par le péché, Dieu l’a, pourrait-on dire, « remise à plat ». Il s’est incarné, il a accepté d’être lui-même généré par l’humanité qu’il avait suscitée : « Pour rendre les hommes des dieux, Dieu s’est fait homme. Sans rien perdre de ce qu’il était, il a voulu devenir ce qu’il avait fait. Oui, devenir ce qu’il a fait, unissant l’homme à Dieu, sans anéantir Dieu dans l’homme[23] ».

Répondons à l’ambition que Dieu nourrit de nous « endieuser » par notre détermination à être « saints et saufs ». En ce mois à Marie dédié, pourquoi ne pas intercaler, au début des litanies du chapelet, une invocation confiante envers l’Immaculée : « Très Sainte Mère de Dieu, sauve-nous ! [24] »?


[1] Dans Ep 1, 10 notamment, cette idée lui permet de renvoyer à la logique de la rédemption, et de parler de la façon dont Dieu réalise la récapitulation de toute chose dans le Christ, aussi bien ce qui est céleste que ce qui est terrestre. Cf. aussi 3, 2 et 3, 9.

[2] Gn 2, 7.

[3] Saint Pierre Chrysologue, serm. 117.

[4] CEC 257.

[5] Ga 4, 4.

[6] Jessé est le père du Roi David. Il est le début d'un arbre généalogique qui conduit à Jésus, selon la prophétie d’Isaïe (Is 11,1) : Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines. Au sens large, « la souche de Jessé » représente la généalogie du Sauveur que saint Luc fait remonter à Adam, fils de Dieu (Lc 3, 23-38.

[7] Saint Basile le grand, serm. 26 sur l’Apologie des chrétiens. L’article du Credo en latin est aussi expressif car il dit : ex Maria Virgine, c’est-à-dire non seulement « en » Marie, mais « de » son être, « de » sa chair.

[8] Comme c’est le cas dans la gestation pour autrui.

[9] Cf. He 10, 5.

[10] Col 1, 15.

[11] Cf.CEC 492-93.

[12] Définition du dogme de l’Immaculée Conception par la Bulle Ineffabilis Deus, en 1854.

[13] Const. pastorale Gaudium et Spes 22.

[14] Saint Augustin, serm. 294, 11.

[15] S. Th. III, q. 28, a. 1-3. Dans cette optique, le Magistère affirme dans le concile du Latran en 649 : Jésus a été conçu « de l’Esprit Saint sans semence virile ».

[16] Irénée de Lyon, Adv. haereses, II, 21, 7.

[17] Nicolas Cabasilas, théologien byzantin du XIVe siècle, hom. in Annunt.4-5.

[18] Cf. 2 Co 11, 2.

[19] Edith Stein citée par S. Binggeli dans la présentation de La fille de Sion, J. Ratzinger, "Parole et Silence” 2005.

[20] Cf. Jn 2, 1-11.

[21] Mt 13, 55.

[22] Saint Jean Damascène, hom sur la Dormition, II, 16.

[23] Saint Augustin, serm. 192, 1.

[24] Liturgie byzantine.